Comment l’Eglise anabaptiste-mennonite, en tant qu’Eglise de paix, gère-t-elle la violence dont elle est elle-même responsable ? Cette question était au centre d’une rencontre d’étudiants en théologie d’Eglises mennonites qui s’est déroulée fin avril à Hambourg. Jürg Bräker, secrétaire général de la Conférence mennonite suisse, revient sur cette rencontre.
« On passe à côté de quelque chose ! » est l’une des phrases les plus fréquentes dans les nombreuses séries de polars télévisés. Parfois, quelque chose est évident sous nos yeux et pourtant nous ne le voyons pas, parce que nous ne posons pas la question essentielle. Il n’est pas si simple de déceler les taches aveugles dans son propre regard sur la réalité. Le groupe d’une trentaine d’étudiants en théologie qui s’est penché sur le thème « Mennonite Innocence ? » du 21 au 24 avril 2022 à Hambourg a tenté de le faire – avec des résultats parfois surprenants et touchants. Ce ne sont pas seulement des mennonites d’Europe qui se sont réunis pour la rencontre européenne des étudiants en théologie. Le groupe comprenait également des étudiants d’autres dénominations et, outre des étudiants des Pays-Bas, d’Allemagne et de Suisse, des étudiants des Etats-Unis, du Canada et d’Indonésie. Ce mélange international et interdénominationnel s’est avéré utile pour la recherche de pistes.
L’innocence mennonite ?
Le concept de White Innocence, créé par l’anthropologue afro-surinamienne néerlandaise Gloria Wekker, a fixé le thème de la conférence. Andres Pacheco Lozano, post-doctorant à la Vrije Universiteit Amsterdam, s’est référé à l’approche de Gloria Wekker, dans laquelle celle-ci constate que les Blancs négligent souvent leur propre racisme, ils ne perçoivent pas leur blancheur comme une coloration et ne voient pas que les privilèges qui y sont liés colorent leur regard sur la société. Interrogés sur le racisme latent, ils réagissent de manière sensible et défensive (« Nous sommes tolérants et pas racistes ! ») et pas du tout neutre. Cette fragilité/sensibilité blanche (white fragility) révèle souvent des zones aveugles dans la perception de soi. Partant de ce concept, nous nous sommes demandé lors de l’échange s’il existe aussi quelque chose comme une « Innocence Mennonite » dans l’auto-perception mennonite en ce qui concerne la violence et la culpabilité. La représentation de soi en tant qu’Eglise de paix peut amener à présenter l’usage de la violence par la communauté ou au sein de la communauté comme une exception à l’identité proprement dite. La violence n’est certes pas forcément niée, mais elle n’est pas non plus associée à l’identité propre et encore moins considérée comme quelque chose qui pourrait en être issu. Ce récit de soi peut nous amener à ne pas voir comment notre propre groupe met en route des processus qui victimisent les autres et devient ainsi lui-même l’auteur de l’exercice de la violence.
L’exercice met en évidence un récit marquant
La prégnance de ce récit d’une Eglise qui veut s’abstenir de la violence nous est apparue dans le premier exercice de la session. A la question : « Comment racontez-vous qui nous sommes ? », la plupart des participants ont répondu : « Les mennonites n’existent pas, il y a une diversité », pour ensuite ajouter tout aussi systématiquement dans l’énumération que les récits de persécution et l’expérience d’avoir subi la violence sont étroitement liés à la préoccupation d’être une Eglise de paix. Le récit d’une foi dissidente et de l’oppression correspondante, ainsi que l’affirmation que nous voulons surmonter la violence et chercher des solutions non-violentes aux conflits – ce récit se maintient de manière étonnamment cohérente dans les récits d’origine et d’identité malgré la multitude de « les mennonites n’existent pas » et est également perçu comme tel par d’autres dénominations.
La question du sacrifice : Victime et Sacrifice
Afin d’explorer les liens entre les attributions de victimes et de coupables, Marie Anne Subklew, collaboratrice scientifique au Centre de travail Théologie des Eglises de Paix de l’Université de Hambourg, a exploré dans sa présentation l’utilisation de termes tels que « sacrifice/sacrificium », « victim » et « martyr » dans les écrits bibliques. Elle a également montré comment ils apparaissent comme un langage religieux dans le contexte des guerres et de leur commémoration. Tous sont liés au fait de donner sa vie ou du moins de donner quelque chose de très précieux. Alors que sacrificium signifie le plus souvent la liberté de donner sa vie de son plein gré, victima apparaît peu dans les écrits bibliques, le plus souvent pour désigner un animal à abattre, soulignant ainsi l’aspect de la destruction et de l’anéantissement de la vie. L’examen des termes utilisés dans le contexte de la guerre a révélé que les sacrifices sont très souvent exigés dans le sens de sacrificium (« … qui donne sa vie pour ses amis »). Cette qualification de sacrificium occulte deux aspects : D’une part, que les personnes qui font un tel sacrifice sont elles aussi des bourreaux et font des autres des victimes au sens de victima. Elles détruisent leur vie et ne mettent pas seulement la leur à disposition. D’autre part, la qualification occulte le fait que ces personnes sont le plus souvent elles-mêmes des victimes au sens de victima. En effet, le discours sur le sacrificium fait croire à un don de soi volontaire, lié à des idéaux, et occulte ainsi la victimisation des soldats qui se cache derrière. Ceux-ci sont souvent contraints de « donner leur vie » contre leur gré, que ce soit pour des raisons économiques ou de position sociale. La notion de martyre entre en jeu lorsque l’agression est attribuée en premier lieu à un ennemi qui rend nécessaire la défense de ses propres idéaux. Son agression fait des personnes tuées des « victimes » de son agression, mais par leur engagement envers les idéaux défendus (sacrificium), elles deviennent des martyrs qui donnent leur vie pour la bonne cause. Ces explications ont fourni une base importante pour aborder de manière plus différenciée les liens entre victimes et agresseurs dans les récits de l’identité mennonite.
Quelles sont les histoires qui ne sont pas racontées ?
Astrid von Schlachta, historienne au Centre de recherche sur l’histoire anabaptiste au Weierhof et au Centre de travail pour la théologie des Eglises de paix à Hambourg, a repris dans son intervention quelques exemples tirés de l’histoire qui ont éclairé de manière critique les récits autour de notre identité. Les exemples ont montré que le recours à la violence dans les cercles mennonites et par les mennonites était bien réel. Mais, rétrospectivement, celles-ci étaient le plus souvent perçues comme des dérapages et éloignées de la véritable identité mennonite. Ensuite, lors d’une visite à la Mennokate près de Bad Oldesloe, nous avons essayé de lire le récit historique dans le musée local sous l’angle des discussions précédentes. Qu’est-ce qui caractérise la représentation de soi ? Quelles histoires ne sont pas racontées ? La manière concentrée et concise de raconter l’histoire exige bien sûr de sélectionner ce qui fait principalement partie du récit ; mais cela permet aussi de mettre en évidence ce que l’on compte parmi les points essentiels de l’identité.
Plus tard, nous avons abordé sous une forme similaire les récits tels qu’ils sont racontés au Musée de l’histoire culturelle russo-allemande de Detmold. Heinrich Wiens, responsable de la formation au musée, a présenté l’exposition, également accessible virtuellement. Et à nouveau la question : quelles histoires manquent ? Et c’est là que les réflexions et les analyses se sont révélées personnellement proches. Après avoir visionné quelques vidéos, j’ai vite compris que si l’on raconte comment la tsarine Catherine invite les colons allemands, distribue des terres et des privilèges, on ne raconte pas l’histoire de ceux qui ont dû travailler la terre sans ces privilèges. Les serfs, les réformes agraires différées et le servage ne sont guère mis en relation avec l’histoire de l’établissement des mennonites sur ces terres.
Mais lorsque Heinrich Wiens a ensuite donné un aperçu des autobiographies des mennonites allemands de Russie, une autre dimension est apparue : la représentation de l’histoire des Allemands de Russie est avant tout un espace de mémoire pour les histoires incroyablement douloureuses des personnes déportées sous Staline, dont beaucoup n’ont pas survécu à leur emprisonnement au goulag, stigmatisées comme traîtres à la nation. Raconter devient une manière d’exprimer la dignité qui réside dans ces vies malgré la grande souffrance, de pouvoir dire que ce qui a été subi était une injustice et de garder visibles les traces de la préservation par Dieu et d’en témoigner.
Ces explications m’ont fait prendre conscience de ce que j’avais négligé auparavant : l’importance de la recherche de la dignité de sa propre vie et de la vie des autres dans nos récits. Nommer les taches aveugles demande de la prudence. En outre, les narrateurs doivent pouvoir déterminer eux-mêmes quand il est temps de prendre en considération les aspects problématiques de leur propre histoire. Si la guérison des souvenirs et des communautés doit avoir lieu, la mise en évidence des taches aveugles doit également avoir pour objectif cette guérison.
Jürg Bräker est secrétaire général de la Conférence mennonite suisse et est employé comme collaborateur théologique par la communauté évangélique mennonite de Berne.
Comment raconterons-nous notre histoire à l’avenir ?
En tant que secrétaire général de la Conférence Mennonite Suisse, je raconte souvent des histoires de notre identité devant d’autres communautés religieuses. Après les découvertes faites lors de cette rencontre, j’aimerais le faire sous les perspectives suivantes :
- Premièrement, je voudrais raconter l’histoire comme si ceux dont je parle étaient assis à la table. Je voudrais tenir compte de ce que mon récit pourrait déclencher chez eux. Et je voudrais raconter de telle sorte que les récits puissent devenir des étapes sur le chemin de la guérison des souvenirs et des communautés impliquées.
- Cela signifie que je me demande toujours qui manque à cette table ? Quelle histoire est passée sous silence et devrait être entendue ? Qui en faisait partie et qui a été négligé jusqu’à présent ? Car ces souvenirs font aussi partie du chemin de la guérison.
- Et troisièmement, comme au début d’un entretien de médiation, je voudrais laisser les participants décider eux-mêmes de ce qui doit être mis sur la table. En mettant en lumière mes propres taches aveugles, j’espère que la vérité plus exhaustive aura un effet libérateur pour tous. Mais lorsque j’essaie d’éclairer les autres dans l’obscurité, la distinction entre sensibilité, vulnérabilité et fragilité est essentielle. Lorsqu’une personne occupe une position privilégiée, il peut être tout à fait approprié de la pousser à se demander en quoi ces privilèges déforment sa vision. Il peut alors s’avérer salutaire que cette vision marquée par les privilèges s’effrite. Mais lorsqu’il s’agit de se pencher sur des histoires traumatisantes, ce sont les personnes qui se sont perçues comme victime qui décident du moment où elles seront prêtes à mettre en lumière les aspects difficiles qui restent encore dans l’ombre.
Il était donc approprié que la réunion se termine par un culte avec Sainte Cène. Les participants à la rencontre ont partagé leurs expériences et leurs découvertes lors du culte avec la communauté mennonite de Hambourg et Altona, mettant ainsi celles-ci en relation avec des histoires de vie très différentes. La célébration a permis de vivre ceci : Dans les deux cas, avec ce que nous évoquons et racontons, et avec ce qui reste innommé, nous restons dans la mémoire de Dieu, qui se souvient de nous avec miséricorde.