Dieter Baumann et Lukas Amstutz représentent chacun une forme de pacifisme. Dans leur discours sur la guerre et la paix et dans leur lutte pour la paix, il n’y a pas le noir et blanc typique de la violence ou de la non-violence, mais de nombreuses nuances de gris entre les deux.
Article tiré du
SEA Fokus, décembre 2022
Comment définissez-vous votre position ?
Lukas Amstutz: Je défends un « pacifisme responsable » qui s’inspire de l’évangile de la paix proclamé et vécu par Jésus-Christ. Je me démarque ainsi, d’une part, d’un pacifisme d’opinion strict qui, indépendamment des situations concrètes, affirme de manière absolue : je ne m’implique pas parce que je ne veux pas me salir les mains avec la violence. Et d’autre part, du pacifisme rationnel, qui argumente sur un plan purement rationnel que la non-violence est plus raisonnable, car plus prometteuse.
Dieter Baumann: Je défends une sorte de « pacifisme du droit ». Le terme pacifisme exprime ma conviction qu’une paix juste doit être l’objectif de toute action interétatique et sociale et que le renoncement à la violence doit être l’option prioritaire. Mais comme les êtres humains sont manifestement capables de recourir à la violence, il faut définir, au sein de la société et entre les États, quelle forme de violence est autorisée, afin de maintenir le droit, et quelle forme ne l’est pas. Le droit national et international sert à cela. Pour assurer le monopole de la violence par l’État, il faut toutefois des instruments de sanction. Au sein de l’État, il s’agit classiquement de la police et, entre les États, des armées.
Comment êtes-vous parvenu à votre prise de position ?
LA: C’est lié à ma biographie et à l’influence de l’Église. J’ai grandi dans une église mennonite. Les mennonites font partie des trois Eglises historiques de paix. Leur position théologique fondamentale, leur christianisme et le fait d’être une Eglise sont très fortement liés à la non-violence.
DB: Ma prise de position est née pendant ma formation théologique et militaire. Le renoncement à la violence et l’amour de l’ennemi sont des caractéristiques importantes de ma « boussole éthique ». Mais j’ai aussi pris conscience que pour assurer la paix et la défense légitime d’une société, il faut des armées basées sur l’État de droit et un ordre juridique qui fonctionne.
Comment justifiez-vous votre point de vue par rapport à votre foi ?
LA: En tant que disciple de Jésus, je me vois mis au défi d’aimer non seulement Dieu et mon prochain, mais aussi mon ennemi. Je crois que Jésus, avec tout ce qu’il a dit et vécu, a montré une voie pour réagir différemment aux spirales de conflits malsains. Mon défi – et je lutte pour cela – est le suivant : comment puis-je vivre cette non-violence ? Chaque conflit auquel je suis confronté au quotidien met cette réalité à rude épreuve.
DB: Je suis resté sur une ligne classique de la Réforme. Les réformateurs étaient d’avis que les chrétiens, en tant que citoyens, devaient également assumer la responsabilité de l’État et se confronter au dilemme du renoncement à la violence ou de l’utilisation de la violence pour protéger son prochain et la collectivité. Luther a par exemple relevé cette problématique dans une réponse au chevalier Assa von Kram, qui lui avait demandé si les hommes de guerre pouvaient aussi être bienheureux : « Qu’il te soit dit que tu dois distinguer très largement le vouloir et le devoir, le plaisir et la nécessité, la joie de la guerre et la volonté de combattre. (…) Attends jusqu’à ce que la nécessité et le besoin viennent, sans le désir et la volonté ».
Existe-t-il donc une sorte de « guerre juste » ?
DB: Je comprends la doctrine de la guerre juste comme une tentative de gérer les tensions entre le renoncement à la violence / l’amour des ennemis et l’utilisation de la violence pour protéger son prochain et la communauté. Les chrétiens primitifs pouvaient dire qu’en tant qu’hommes chrétiens, ils étaient plus disposés à prendre sur eux la violence qu’à l’utiliser. Mais en accédant aux responsabilités de l’État, ils ont dû recourir à la violence dans le cadre de leur fonction étatique. Ce faisant, ils ont élaboré des règles pour déterminer quand il est légitime pour une « autorité » ou un pays de faire la guerre, et dans quelle intention, de quelle manière et dans quel but elle peut être menée. Selon moi, il n’y a cependant pas de guerres justes, mais seulement un usage légitime et légal de la force militaire au sein d’un ordre juridique international.
LA: La guerre n’est jamais juste à mes yeux. Certes, la violence doit toujours – et c’est ainsi que je comprends Dieter Baumann – n’être que l’ultima ratio, c’est-à-dire le dernier moyen dont on dispose encore. Un regard sur l’histoire et sur la guerre actuelle en Ukraine montre toutefois de manière triste et bouleversante à quel point on a vite fait de recourir à cette ultima ratio. Très vite, les critères établis pour le recours à la force ne sont plus respectés, la violence s’intensifie et la machine de guerre mène sa propre vie.
Existe-t-il des possibilités non violentes qui soient justes ?
LA: Il ne faut pas attendre le déclenchement d’une guerre pour y réfléchir, mais se demander plus tôt comment éviter une guerre. Des exemples d’interventions non-violentes – notamment en Ukraine – sont des gens qui s’opposent à un char sans armes. C’est peut-être naïf, mais cela a en partie servi à quelque chose. Je n’ai pas de solution prête pour chaque conflit, mais il y a toute une série d’options, qu’il faut toutefois pratiquer. Ainsi, la police suisse dispose d’un arsenal impressionnant de possibilités d’intervention non violentes qu’elle utilise pour désamorcer des débordements violents.
Quel est le rôle de l’Église dans la guerre ?
LA: En tant qu’Église, nous devons nous engager pour la paix et la réconciliation. Mais pour cela, nous devons nous comporter en interlocuteurs crédibles, et ce pour toutes les parties. La position de non-violence n’est pas un repli sur soi, mais une tentative d’interrompre la violence par des moyens non-violents et de créer un espace de rencontre dans lequel les négociations sont possibles.
DB: Pour moi, la séparation des tâches entre l’armée et l’Église est primordiale. Le principe du Conseil œcuménique des Églises (COE) est que, selon la volonté de Dieu, la guerre ne doit pas avoir lieu. Ce n’est pas le rôle de l’Église ou de la théologie de légitimer la violence guerrière. L’Église devrait toutefois accepter que la force militaire de l’État soit nécessaire – par exemple pour l’autodéfense – et que ses propres membres effectuent leur service militaire.
La paix peut-elle être obtenue par la violence ?
DB: La violence ne permet pas d’instaurer la paix, mais la force est nécessaire pour mettre fin à une agression contraire au droit international. Pour parvenir à une paix durable, il faut plutôt des moyens diplomatiques, économiques, juridiques, de la société civile et autres.
Qu’est-ce que le déclenchement de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a provoqué chez vous ?
DB: La guerre n’a pas éclaté en février, mais a commencé dès 2014 avec l’annexion de la Crimée et d’autres territoires. Mais les récents événements m’ont ouvert les yeux sur le fait que les contrats et les accords sont certes importants, mais que dans la réalité, toutes les parties ne les respectent pas. C’est pourquoi il est également nécessaire d’être bien équipé, formé et préparé sur le plan militaire dans son propre pays.
LA: La guerre suscite l’effroi en montrant qu’une telle chose est possible. Et elle fait prendre conscience du contexte, notamment de la manière dont l’Occident a détourné le regard au profit d’affaires rentables avec Poutine et a fait confiance à une paix « pourrie ». Je suis également effrayé par la réaction de l’Eglise, qui jette très vite le pacifisme aux orties. Avant le début de la guerre, les positions pacifistes étaient en vogue, surtout dans les milieux ecclésiastiques. Ces derniers mois, on m’a reproché à plusieurs reprises que ma position était naïve et qu’elle sapait notre système de sécurité.
Quelles seraient les options d’action alternatives à la force militaire dans cette guerre ?
LA: Je ne suis pas en mesure de dire à l’Ukraine ce qu’elle doit faire. Il existe une palette d’options, de la fuite aux sanctions, en passant par les actes de sabotage qui ne visent pas les personnes ou l’accueil des déserteurs. Mais je n’ai pas « la » solution. En tant que parti non impliqué dans un conflit, nous ne devrions pas donner de conseils, mais utiliser notre position privilégiée pour réfléchir à des alternatives à l’escalade de la violence.
DB: Je pense que la Suisse doit continuer à offrir ses bons services et à fournir une aide humanitaire.
LA: Nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une réflexion ami/ennemi. En Russie, tous les citoyens ne sont pas favorables à la guerre, loin de là, et s’y opposent même activement. Nous devons maintenir le contact et continuer à entretenir les amitiés. Cela ne signifie pas enjoliver la guerre, mais construire des ponts avec les forces qui ne sont pas d’accord avec la guerre et qui en paient le prix fort.
Que conseillez-vous aux chrétiens qui se demandent comment se positionner par rapport à l’usage de la violence ou au renoncement à la violence en général ?
LA: La réalité montre que la guerre reste une option. C’est pourquoi, même dans une position pacifiste, il faut réfléchir à ce que je fais lorsque je suis confronté à la violence. Quelle est ma position face à la violence, compte tenu de la déclaration de Jésus : « Aime ton ennemi » ? Je considère également qu’il est très important de se confronter à d’autres opinions au lieu de rester dans sa « bulle ».
DB: Je ne peux que soutenir ce dernier point. Lorsque j’ai étudié la théologie, j’étais en tant que jeune officier assez exotique. Au début, les opinions et les clichés s’affrontaient, mais avec le temps, beaucoup de choses se sont clarifiées. Je trouve également important de faire des recherches dans les textes de la Bible et de l’histoire de l’Eglise, où l’on trouve les deux orientations. Ces textes doivent cependant toujours être lus dans le contexte historique. On peut ainsi essayer de comprendre pourquoi tel ou tel a choisi telle ou telle voie, et affiner sa propre position.
Interview:
Pascale Leuch / SEA Fokus
Cette interview a d’abord été publiée en allemand dans SEA Fokus. Elle a été traduite en français pour menno.ch.